31
Pitt étudiait le menu quand le maître d’hôtel du Positano, un restaurant situé non loin du Capitole, pilota Loren vers sa table. Elle avançait avec grâce, échangeant quelques mots avec les nombreux parlementaires qui déjeunaient là.
Il rencontra son regard et elle lui sourit. Il se leva pour l’accueillir.
« Tu es bien mal attifée, aujourd’hui », fit-il avec une feinte réprobation.
Elle éclata de rire :
« Décidément, tu es imprévisible.
— Vraiment ?
— Un instant gentleman, l’instant d’après voyou.
— On m’a toujours dit que les femmes aimaient le changement. »
Elle le considérait avec une expression amusée.
« Je dois pourtant te reconnaître une qualité. Tu es le seul homme que je connaisse qui ne me baise pas les pieds. »
Pitt la gratina de son plus beau sourire :
« C’est parce que je ne suis pas un homme politique. »
Elle lui fit une grimace et ouvrit le menu :
« Je n’ai pas le temps de répondre à tes sarcasmes. Il faut que je retourne bientôt au bureau où une tonne de courrier m’attend. Qu’est-ce que tu me recommandes ?
— Moi, je vais essayer la zuppa di pesce.
— Ma balance m’a donné un petit avertissement ce matin. Je me contenterai d’une salade. »
Le garçon s’approcha.
« Un verre ? proposa Pitt.
— Oui. Comme toi.
— Deux Sazerac avec des glaçons et soyez gentil de demander au barman de mettre du whisky à la place du bourbon.
— Bien, monsieur. »
Loren déplia sa serviette.
« Il y a deux jours que je cherche à te joindre. Où étais-tu passé ?
— L’amiral m’avait confié une mission urgente.
— Elle était jolie ? fit-elle en plaisantant.
— Un médecin légiste pourrait peut-être le penser, mais, personnellement, les cadavres de noyés ne m’ont jamais excité.
— Désolée », s’excusa-t-elle.
Elle garda le silence jusqu’à l’arrivée des cocktails.
« L’un de mes assistants est tombé sur quelque chose qui pourrait t’intéresser, déclara-t-elle enfin.
— De quoi s’agit-il ? »
Elle tira plusieurs feuillets dactylographiés de son attaché-case et les lui passa avant d’expliquer à voix basse :
« Rien de très important, j’en ai peur, mais c’est un rapport concernant le bateau fantôme de la C.I.A.
— Je ne savais pas que la C.I.A. avait des bateaux fantômes, dit Pitt en parcourant les documents.
— Depuis 1963, la C.I.A. possède une petite flotte de bâtiments dont peu de gens, y compris au sein du gouvernement, ont entendu parler. Et ceux qui sont au courant ne l’admettront jamais. En plus d’une tâche de surveillance, son rôle est d’effectuer des opérations clandestines avec transport d’hommes, de matériel et infiltration d’agents ou de guérilleros dans des pays, disons, pas tout à fait amis. A l’origine, elle avait été conçue pour harceler Castro après son accession au pouvoir. Quelques années plus tard, quand il est devenu évident que Castro était trop fort pour être renversé, les activités de cette flotte ont été mises en sommeil, en partie parce que les Cubains avaient menacé de se livrer à des représailles contre les bateaux de pêche américains. Depuis, l’armada de la C.I.A. a étendu le champ de ses activités à l’Amérique centrale, au Viêt-nam, à l’Afrique et au Moyen-Orient. Tu me suis ?
— Oui, mais je ne vois pas où tu veux en venir.
— Attends, un peu de patience. Il y avait un bâtiment, le Hobson, qui faisait partie de la flotte de réserve ancrée à Philadelphie. Il a été désarmé et vendu à une compagnie de navigation, couverture de la C.I.A. On n’a alors lésiné sur aucun moyen pour le redessiner afin de le faire ressembler extérieurement à un simple cargo tandis que l’intérieur était bourré d’armements, même de nouveaux missiles, ainsi que de matériel de communication extrêmement sophistiqué, de systèmes d’écoutes et d’un dispositif permettant de lancer des canots de débarquement en un temps record. Ce bateau et son équipage étaient sur place lors de la désastreuse invasion du Koweït et de l’Arabie Saoudite par l’Iran en 1986. Arborant pavillon panaméen, il a coulé deux navires espions soviétiques dans le golfe Persique. Les Russes n’ont jamais pu désigner les responsables car il n’y avait aucun bâtiment de la Navy à portée. Ils s’imaginent toujours que les missiles qui ont détruit leurs bateaux ont été tirés des côtes saoudiennes.
— Et tu as réussi à apprendre tout ça ?
— J’ai mes sources de renseignements, se contenta-t-elle de répondre.
— Le Hobson a un rapport avec le Pilottown ?
— Indirectement, oui.
— Continue.
— Il y a trois ans, le Hobson a disparu corps et biens au large de la côte pacifique du Mexique.
— Et alors ?
— La C.I.A. l’a retrouvé trois mois plus tard.
— Ça me rappelle quelque chose, fit Pitt d’un ton songeur.
— A moi aussi. Le même scénario que pour le San Marino et le Belle-Chasse.
— Où a-t-on découvert le Hobson ? »
La jeune femme allait répondre quand le serveur s’avança avec leur commande. La zuppa di pesce, une bouillabaisse à l’italienne, avait l’air délicieuse.
Dès que l’homme se fut éloigné, Pitt fit signe à Loren de poursuivre.
« Je ne sais pas comment la C.I.A. a procédé, mais ses agents ont repéré le bateau en Australie, à Sydney, où il était en cale sèche pour y subir un bon lifting.
— Ils ont identifié les nouveaux propriétaires ?
— Il battait pavillon philippin, armateur Samar Exporters. Une société bidon créée à Manille quelques semaines plus tôt. Il avait été rebaptisé Buras.
— Buras, répéta Pitt. Drôle de nom… Comment est ta salade ?
— Excellente. Et ta zuppa di pesce ?
— Parfaite… Il faut être vraiment stupide pour s’emparer d’un bateau appartenant à la C.I.A. Et ensuite ?
— Rien. La C.I.A. travaillant avec la section australienne des Services secrets britanniques, a essayé de retrouver les véritables propriétaires du Buras, mais en vain.
— Pas de pistes, pas de témoins ?
— L’équipage coréen stationné à bord avait été recruté à Singapour. Ils ne savaient rien et n’ont pu donner qu’un vague signalement du capitaine qui, lui, avait disparu. »
Pitt but un peu d’eau et parcourut l’une des pages du rapport.
« Pas grand-chose à en tirer. Coréen, taille moyenne, environ 80 kilos, cheveux noirs, dents de devant largement écartées. Ça réduit le champ de nos recherches à cinq ou dix millions d’individus, conclut-il avec sarcasme. Eh bien, au moins je peux me consoler. Si la C.I.A. est incapable d’épingler un type qui s’amuse à faucher des bateaux sur toutes les mers du globe, je ne vois pas comment j’y arriverais !
— Perlmutter ne t’a pas appelé ?
— Non. Il a dû se décourager et abandonner.
— Moi aussi, je dois abandonner, fit Loren. Mais seulement temporairement. »
Pitt la-considéra un instant avec gravité, puis il se détendit et éclata de rire.
« Comment une fille comme toi a pu devenir une élue du peuple ? »
Elle fronça les sourcils.
« Sale chauviniste mâle.
— Sans plaisanterie, où vas-tu ?
— Une petite croisière de luxe dans les Caraïbes à bord d’un paquebot russe.
— C’est vrai, j’avais oublié que tu présidais la Commission de la marine marchande. »
Loren hocha la tête et reposa sa fourchette.
« Le dernier paquebot à battre pavillon américain a cessé de naviguer en 1984. Pour beaucoup de gens, c’est une honte. Le Président souhaite ardemment que nous soyons représentés sur les mers par notre flotte commerciale comme nous le sommes par notre flotte militaire, Il a demandé au Congrès de voter un budget de 90 millions de dollars afin de restaurer le S.S. United States qui pourrit depuis vingt ans à Norfolk et de le remettre en service pour concurrencer les lignes maritimes étrangères.
— Et tu vas étudier la manière dont les Russes régalent leurs passagers de vodka et de caviar ?
— Oui. Et aussi la façon dont ils gèrent un paquebot de croisière, répondit-elle d’un ton redevenu soudain sérieux.
— Quand pars-tu ?
— Après-demain. Je prends l’avion pour Miami et j’embarque à bord du Leonid Andreïev. Je reviens dans cinq jours. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
— L’amiral m’a laissé un peu de temps pour continuer l’enquête sur le Pilottown.
— Mes informations pourront te servir ?
— Tout peut servir. »
Une pensée lui traversa soudain l’esprit et il leva la tête pour demander :
« Tu n’as entendu parler de rien dans les salons parlementaires ces derniers jours ?
— Quoi ? Des ragots ? Qui couche avec qui ?
— Quelque chose de plus important. Des rumeurs de disparition, par exemple.
— Non, répondit-elle. Rien d’aussi dramatique. Le Capitole est plutôt ennuyeux quand le Congrès est en vacances. Pourquoi ? Tu es au courant d’un scandale que j’ignore ?
— Non. Simple question. »
La jeune fille se fit brusquement grave et, posant sa main sur celle de Pitt, elle déclara :
« Je ne sais pas où tout ça va te conduire, mais je t’en prie, sois prudent. Fu Manchu pourrait apprendre que tu es sur sa piste et te tendre une embuscade. »
Pitt éclata de rire :
« Je n’ai pas relu Sax Rohmer depuis mon adolescence. Fu Manchu et le péril jaune. Qu’est-ce qui te fait songer à lui ? »
Elle haussa les épaules.
« Je ne sais pas. Le souvenir d’un vieux film de Peter Sellers, la Sosan Trading Company et l’équipage coréen du Buras, je suppose. »
Une lueur apparut dans le regard de Pitt. Il appela le garçon et paya l’addition à l’aide de sa carte de crédit.
« J’ai quelques coups de téléphone à donner », s’excusa-t-il simplement.
Il déposa un petit baiser sur les lèvres de la jeune femme et se précipita dans la rue.